Article de Mohamed Mebtoul, sociologue, Professeur à l’Université d’Oran et directeur du Groupe de recherche en anthropologie de la santé (GRAS)
A l’initiative du Professeur Mohamed Mebtoul, coordinateur scientifique, le premier salon des sciences sociales sera co-organisé par l’Unité de recherche en science sociales et santé (GRAS), le Centre d’Etudes Maghrébines en Algérie (CEMA), le Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle (CRASC) et l’Université Oran 2. Un comité scientifique composé de chercheurs des disciplines des Sciences Sociales, travaille de façon autonome pour la concrétisation de ce projet en référence aux trois objectifs suivants :
- le premier objectif est de montrer l’importance des Sciences Sociales (droit, économie, philosophie, histoire, sciences politiques, démographie, sociologie, psychologie, anthropologie, sciences du langage, etc.) dans la compréhension et l’explication des différents faits sociaux, juridiques, économiques, culturels et politiques qui émanent de la société et des institutions. Les multiples lumières des Sciences Sociales feront l’objet d’une large diffusion au profit des acteurs sociaux. Ouverture sur la société et débats pluriels imprégneront l’esprit du premier salon des Sciences Sociales.
- Le deuxième objectif est focalisé sur la visibilité sociale et pédagogique des recherches souvent éclatées des Sciences Sociales. Un double moment scientifique sera valorisé : permettre aux chercheurs des sciences sociales d’échanger autour de leurs travaux respectifs, et de les présenter au public qui aura l’opportunité d’en débattre directement avec leurs auteurs. Le salon des Sciences Sociales sera un espace qui articulera la convivialité et la curiosité scientifique, en mettant en exergue les contributions des Sciences Sociales pour parvenir à une intelligibilité des évènements historiques et ceux du présent marquant les différentes sociétés. Les méthodes, les postures et les résultats des Sciences Sociales mobiliseront un langage approprié, clair et concis pour permettre au public diversifié de juger de la pertinence de nos disciplines. Le salon des Sciences Sociales donnera la priorité aux interventions didactiques et rigoureuses. Elles seront enrichies par les expositions, les ventes-dédicaces, la valorisation des publications des jeunes chercheurs, la présentation d’une pièce théâtrale et d’un film documentaire. Le salon des Sciences Sociales se veut être aussi un espace pédagogique.
- Le troisième objectif devra permettre au salon des Sciences Sociales, d’impulser la passion de nos disciplines auprès des jeunes lycéens et étudiants. C’est ce déclic centré sur l’amour de nos savoirs qui représentera le défi que devra concrétiser le salon des Sciences Sociales.
Un appel à contributions a été lancé sur les 3 axes suivants :
- Histoire critiques des sciences sociales au Maghreb
- Les terrains des sciences sociales
- Résultats significatifs des recherches en sciences sociales
La date limite de réception des contributions est le 31 mai 2022.
Télécharger l’appel à contributions.
L’enjeu: croiser les différents savoirs dans le domaine des sciences sociales et de la santé
Les territoires disciplinaires des sciences de la santé ne permettent pas aujourd’hui, des remises en cause salvatrices, des ouvertures profondes vers et pour la société. Elles se limitent à produire respectivement des connaissances parcellaires, des régimes de vérité éclatées, peu partagées, fortement hiérarchisées. Elles mettent davantage en valeur une « objectivité » des savoirs, oubliant la richesse de la subjectivité des personnes qui attribuent aussi du sens à leurs maladies et à leurs douleurs. Force est de relever qu’elles laissent en arrière-plan un foisonnement des savoirs multiples peu reconnus, invisibles et socialement déconsidérés. Ils font pourtant partie de notre quotidienneté profondément sous-analysée en raison de la prégnance d’un ordre social, scientifique et politique qui impose par le haut ses différentes injonctions.
On assiste à une hégémonie des frontières artificielles entre les différents types de savoirs dans le champ de la santé, de la maladie et de la médecine. Elles fonctionnent par éclatement et fermeture, s’interdisant toute rencontre au sens puissant du terme avec l’Autre. Le renouvellement épistémologique est pourtant conditionné par le métissage scientifique et profane, devant permettre une toute autre dynamique scientifique, pédagogique et politique entre la société et les chercheurs. Le premier salon des sciences sociales à Oran prévu du 19 au 21 novembre 2022 représente modestement une opportunité pour permettre le croisement d’un double regard, à la fois entre les chercheurs des différentes disciplines en sciences sociales et celui de la population.
Entretien avec Mohamed Mebtoul publié dans le journal El-Watan le 4 avril 2022
Vous coordonnez le projet de « premier Salon des Sciences sociales à Oran », lancé à l’initiative de l’Unité de recherche en Sciences sociales et Santé-Université Oran2 (GRAS). Un comité scientifique composé de chercheurs des disciplines des Sciences Sociales, est déjà à pied d’œuvre pour réussir l’événement prévu du 19 au 21 novembre 2022. Comment est né ce projet ?
Mohamed Mebtoul : Il est né à partir d’un rêve qui date de quelques années. Il nous a semblé important de s’engager avec ferveur et passion dans l’utopie, y croire profondément, pour tenter progressivement et de façon très pragmatique de l’organiser collectivement, en discutant avec certains collègues des dix disciplines qui constituent en grande partie les sciences sociales (droit, économie, philosophie, sciences politiques, histoire, sociologie, démographie, anthropologie, psychologie, sciences du langage). On rappellera que le salon des sciences sociales est co-organisé par l’Unité de recherche en sciences sociales et santé ( Université d’Oran 2), le Centre d’Etudes Maghrébines en Algérie, le Centre de recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle (CRASC). Le projet a été partagé de vive voix avec les responsables des facultés concernées, dépendantes de l’Université d’Oran 2, Mohamed Ben Ahmed, en insistant sur l’importance d’un salon des sciences sociales pour le devenir de nos disciplines. Ce projet est enfin ouvert, sans exclusive à tous les chercheurs des sciences sociales qui souhaitent apporter leurs contributions.
Le projet résulte enfin d’un constat largement partagé par beaucoup d’entre nous : la déliquescence de nos disciplines considérées de façon simpliste comme la cerise sur le gâteau, enfermées dans le tourbillon politico-administratif qui régente tout et sous tutelle, en partie à l’origine du statu quo et de l’accommodement, conduisant bien souvent le chercheur à se reconvertir dans le statut de fonctionnaire. L’exemple le plus significatif est l’organisation d’un colloque international. Ce dernier est soumis à des règles administratives qui sont de l’ordre de l’étrangeté scientifique. Il est demandé au chercheur, avant d’engager l’appel à participation, les noms des communicants, et ceux des agents de sécurité, en remplissant un double canevas qu’il s’agit de soumettre pour « évaluation » stricte des normes administratives exigées, aux différents responsables (direction générale de la recherche et ministère de l’enseignement supérieur).
Le chercheur dont les qualités premières est de douter, d’être en permanence dans la curiosité scientifique, l’engagement, et le débat contradictoire, se voit aujourd’hui assigner le rôle d’expert « utile ». Le mot est devenu récurrent dans l’espace universitaire. Il est loin d’être neutre. Il s’agit de nous assigner la posture du « technicien » qui doit nécessairement être dans le prescriptif (« il faut que.. .), occultant la complexité, et l’hétérogénéité qui marquent profondément le fonctionnement des institutions économiques et sociales avec celui des mondes sociaux de la recherche en sciences sociales. Celles-ci mobilisent nécessairement l’autonomie, la critique rigoureuse et la liberté de penser, pour tenter de comprendre profondément les jeux et les enjeux sociaux qui se cristallisent au sein de la société qui reste profondément sous-analysée. Nous souhaitons que le premier salon des sciences sociales, puisse montrer et démontrer la pertinence de nos disciplines qui sont incontournables pour décrypter de façon à la fois scientifique et pédagogique les différentes thématiques centrées par exemple sur la ville, la santé, les langues, l’université, le syndicalisme, les mouvements sociaux, etc., sans oublier son aspect formateur, en proposant d’organiser des tables-rondes organisés par et pour les doctorants. Face à un public diversifié, la dimension pédagogique est centrale pour lui permettre la compréhension de nos différentes disciplines.
Un appel à contributions est lancé. Y a-t-il eu engouement de la part des chercheurs ?
M.M: Nous ne sommes pas limités à lancer administrativement un appel à contributions. Nous avons mobilisé tous nos réseaux, parlé et discuté avec les collègues algériens ici et ailleurs, en leur demandant s’ils pouvaient contribuer par une intervention ou coordonner un panel ou une table-ronde. Les réactions ont été positives. Les nombreux collègues contactés ont apprécié l’initiative. Qui d’autres que nous chercheurs en sciences sociales, pour tenter de redonner du sens et de la puissance cognitive à nos disciplines. Comment peut-on rester indifférents à la dépréciation des sciences sociales quand on observe dans la société, l’hégémonie de salons focalisés sur la consommation des biens divers (salon de l’ameublement, des médicaments, des robes de mariage, etc.). Cette aliénation par le consumérisme dans la société, refoule tout ce qui est de l’ordre de la pensée autonome et critique. Elle est pourtant impérative pour permettre une réflexion poussée sur le fonctionnement de nos institutions et de la société. Seules les sciences sociales dans la diversité de leurs paradigmes, peuvent produire de la lumière sur les différents phénomènes sociaux, économiques, juridiques, culturels et politiques. Le philosophe autrichien Karl Raimud Popper, évoque à propos des sciences sociales, le mot métaphorique de phare permettant d’éclairer et d’accéder à une intelligibilité des réalités sociales apparaissant opaques, obscures et complexes.
D’aucuns estiment que les sciences sociales en Algérie connaissent plusieurs difficultés (désaffection des chercheurs, conditions de travail aléatoires, absence de nouveaux paradigmes pour la prise en charge des problématiques actuelles, non visiblilité des travaux, etc.). Comment expliquez-vous cette situation ?
M.M: Pour avoir tenté de travailler longuement sur la santé, la maladie et la médecine, je n’hésitais pas à participer activement aux différentes rencontres scientifiques organisées par les institutions de santé et ses acteurs sociaux. Il me semblait intéressant d’indiquer ici la prégnance d’un ordre scientifique hiérarchisé entre les différentes sciences étiquetées faussement de « dures » et de « molles », allusion pour ce dernier mot à nos disciplines centrée sur l’Homme et qui va paradoxalement « disparaitre » au profit de l’organe dans les sciences médicales, oubliant que tout désordre biologique grave aboutit inéluctablement à une réorganisation de la vie sociale et familiale du patient et de ses proches. Ceci pour indiquer que la dévalorisation des sciences sociales est structurellement puissante. Elle se reproduit dans l’orientation des étudiants dans certaines de nos disciplines (sociologie, anthropologie, etc.) choisies en général par défaut par ces derniers, en raison de la note de 10 de moyenne obtenue au baccalauréat qui n’est pas pour favoriser les vocations et les passions des étudiants. Les sciences sociales sont au plus de l’échelle des valeurs, peu comprises pour la plupart d’entre elles par les acteurs de la société; d’où l’intérêt d’un salon des sciences sociales, pour tenter de faire aimer nos disciplines à un public diversifié.
L’un des objectifs assignés à cet événement est de « montrer l’importance des sciences sociales dans la compréhension et l’explication des différents faits sociaux, juridiques, économiques, culturels et politiques qui émanent de la société et des institutions ». Vous ambitionnez de lancer à cette occasion des « débats pluriels » en direction de la société. Pourriez-vous nous donner plus de détails?
M.M: L’objectif général est de permettre aux sciences sociales, d’investir activement l’espace public, d’engager le débat contradictoire et pluriel entre les chercheurs et avec le public diversifié, à la fois sur l’histoire critique des sciences sociales, la façon dont nous menons nos investigations (les terrains de nos différentes disciplines) et les résultats significatifs de nos recherches respectives. Le premier salon des sciences sociales, se veut à la fois pédagogique, scientifique et convivial, pouvant s’identifier à une fête de nos disciplines. Il sera constitué de courtes interventions (15 minutes) en plénière, tout en privilégiant les panels sur les différentes thématiques, par le croisement des regards du juriste, de l’historien, du sociologue ou de l’économiste, etc. Enfin, les sciences sociales ne seront pas exclusives, Le salon sera enrichi d’une pièce de théâtre et d’un film documentaire. Nous avons pensé à celui de Bourdieu sur la sociologie comme un sport de combat. Nous prévoyons enfin la présence des éditeurs qui auront la possibilité d’organiser des ventes-dédicaces de leurs ouvrages. Enfin, un hommage visuel sera rendu aux collègues des sciences sociales, qui nous ont quittés durant ces deux dernières années. La reconnaissance sociale est importante pour ne pas oublier ce qui a été entrepris souvent dans l’invisibilité par les chercheurs. Cette configuration scientifique et éditoriale sera précisée durant les mois prochains quand nous recevrons tous les résumés des interventions et la proposition d’organisation des panels avant le 30 avril 2022.
Vous avez aussi pour objectif de « rendre visibles » des recherches « souvent éclatées ». Comment comptez-vous procéder pour atteindre cet objectif ?
M.M: Le premier salon des sciences sociales doit permettre d’accéder à la visibilité sociale et pédagogique des recherches souvent inconnues, ignorées même par les universitaires. Que dire alors du public ? Il est important de déterrer et de mettre en valeur les travaux menés par les doctorants et les chercheurs, en leur consacrant du temps pour les présenter dans les discussions informelles, en les encourageant enfin à les publier dans des revues de référence, en insistant sur le nécessaire travail critique pour lutter contre le populisme « scientifique » qui n’aide pas les jeunes doctorants à intérioriser une posture devant intégrer la rigueur, la cohérence et la clarté. Il s’agit d’insister sur le fait que la recherche est une pratique sociale qui exige beaucoup de temps et d’ énergie, en raison de la nécessaire connaissance des travaux antérieurs, des enquêtes de terrain à mener et de leurs décryptages. Le salon des sciences sociales tentera de s’inscrire dans le métissage à la fois générationnel et disciplinaire pour démystifier le cloisonnement ou l’enfermement entre soi, qui persiste à proposer ou à imposer un seul régime de vérité.
Les organisateurs veulent impulser à la faveur de ce salon « la passion de nos disciplines auprès des jeunes lycéens et étudiants. C’est ce déclic centré sur l’amour de nos savoirs qui représentera le défi que devra concrétiser le salon des Sciences Sociales»…
M.M: La recherche ne peut pas être identifiée à un métier routinier qui impose des horaires précis de travail. Il ne s’agit pas d’expertiser en surplomb la société, mais de la comprendre du dedans. En conséquence, la « beauté » de la recherche, ne peut que s’inscrire dans les fluctuations temporelles importantes, un investissement conséquent sur le terrain, pour aller à la rencontre des populations afin de restituer et de traduire leurs mots et leurs pratiques quotidiennes qui ont un sens à leurs yeux. Nous souhaitons effectivement transmettre l’idée que la recherche est une passion qui permet sans cesse de questionner les différents mondes sociaux fabriqués par les personnes. La société algérienne constitue un gisement de savoirs pluriels encore peu mis en valeur ; d’où l’impératif de l’humilité intellectuelle et le refus des certitudes tranchées qui sont l’antithèse de la recherche.